ÉPILOGUE

Le lieutenant Thomas Herrick serra sa capote autour de ses épaules et saisit son petit sac de voyage. Tout autour de la place privée de galets, les maisons étaient couvertes de neige et le vent qui, venant de la baie de Falmouth, frappait la terre avec obstination et semblait lui transpercer les os jusqu’à la mœlle, lui disait bien qu’il allait encore neiger. Il resta un moment à regarder les palefreniers qui conduisaient les chevaux fumants dans la cour de l’auberge et laissaient là, seul et vide, le coche boueux dont Herrick venait de descendre. Derrière les fenêtres de l’auberge, il apercevait un feu sympathique et il entendait des voix, des rires, une conversation animée.

Il fut soudain tenté d’y entrer et de se joindre à ces inconnus. Le trajet depuis Plymouth avait été long, et les quatre jours passés sur la route pour venir du Kent lui laissaient une impression de lassitude, d’épuisement. Mais en levant les yeux vers la masse de Pendenis Castle que dissimulait la brume et vers le morne coteau au-delà, il sut que ce n’était qu’un accès de timidité. Il tourna résolument le dos à l’auberge et se mit à grimper la ruelle étroite qui partait de la place. Tout lui semblait plus petit que dans son souvenir ; même l’église avec son mur bas, et les pierres gisantes du cimetière paraissaient s’être rapetissées depuis sa dernière et unique visite. Il fit un pas de côté et mit le pied dans un monticule de neige boueuse pour éviter deux enfants qui remontaient la pente en criant, tirant derrière eux un traîneau rudimentaire. Ni l’un ni l’autre ne lui jetèrent le moindre regard. Cela aussi était différent.

Herrick baissa la tête. Une violente bourrasque soulevant la neige d’une haie basse la lui jeta au visage, et quand il releva les yeux, il vit la vieille maison, carrée, grise, se dresser devant lui telle une image issue de ses souvenirs. Il accéléra le pas, soudain nerveux et incertain.

Il entendit tinter la cloche au fond de la maison ; à peine eut-il lâché la lourde poignée de fer que la porte s’ouvrit, laissant apparaître une petite femme blonde, proprement vêtue d’une robe sombre et d’un bonnet blanc, qui s’effaça pour l’accueillir.

Herrick dit d’un ton mal assuré : « Bonjour, madame, je me nomme Herrick, je viens de l’autre côté de l’Angleterre. »

Elle prit son manteau, son chapeau et le regarda avec un étrange sourire. « C’est un long voyage, Monsieur. Le maître vous attend. »

Au même instant, la porte à l’autre bout du hall s’ouvrit d’un coup et Bolitho s’avança à sa rencontre. Ils restèrent un long moment immobiles tous deux, les mains nouées en une étreinte qu’ils hésitaient à rompre.

Puis, Bolitho lui dit : « Entrez dans mon bureau, Thomas, il y a là un bon feu qui vous attend. »

Herrick se laissa conduire vers un profond fauteuil de cuir et parcourut des yeux les vénérables portraits alignés le long des boiseries.

Bolitho le regardait avec gravité. « Je suis heureux que vous soyez venu, Thomas. Plus heureux que je ne puis dire. » Il semblait mal à l’aise.

« Tant de souvenirs me reviennent à présent », dit Herrick. « Voici seulement un an et un mois que nous levions l’ancre à Falmouth et faisions route ensemble vers les Antilles. » Il hocha tristement la tête. « A présent tout est fini. La paix est signée à Versailles. »

Bolitho fixait le feu dont les reflets jouaient sur ses cheveux sombres et ses yeux gris et fermes. « Mon père est mort, Thomas », dit-il soudain. Il fit une pause tandis que Herrick se redressait dans son fauteuil. « Et Hugh aussi, mon frère. »

Herrick ne sut que dire. Il aurait voulu trouver quelques mots de réconfort, quelque chose qui pût effacer le chagrin qui perçait dans la voix de Bolitho. Il n’eut guère d’effort à faire pour oublier les mois qui venaient de s’écouler, pour revenir aux suites de la bataille, au moment où la Phalarope durement éprouvée était parvenue, non sans peine, à Antigua pour y subir quelques réparations. Herrick savait que l’on avait offert à Bolitho un retour immédiat en Angleterre avec la possibilité d’un commandement plus important, mais il était demeuré à bord de la frégate pour l’aider à franchir toutes les indignités du chantier et pour surveiller les soins donnés à ses hommes blessés.

Puis octobre était venu et la Phalarope, à demi réparée seulement, avait reçu l’ordre de regagner l’Angleterre. La bataille des Saintes, comme on devait bientôt l’appeler, avait été le dernier grand combat de cette malheureuse guerre. Lorsque la frégate laissa tomber son ancre au fond, à Spithead, l’Angleterre déjà se réjouissait de la paix. Ce n’était pas un accord satisfaisant, mais l’Angleterre était restée trop longtemps sur la défensive et, comme Pitt l’avait fait remarquer à la Chambre, « une guerre défensive ne peut se terminer que par une défaite inévitable ».

Bolitho avait quitté son navire à Portsmouth, mais seulement après que tous ses hommes avaient été dûment mis en congé et des lettres de crédit avaient été envoyées aux familles de ses nombreux morts. Puis, sans un mot, il était parti pour Falmouth.

Herrick, en tant que second, était demeuré pour mettre le navire en cale sèche, après quoi lui aussi avait regagné son foyer, dans le Kent.

La lettre de Bolitho était arrivée quelques jours plus tard et Herrick était parti pour la Cornouailles sans savoir au juste si l’invitation était sincère ou de simple courtoisie.

Mais à présent seulement, dans cette grande pièce sombre où la mince silhouette de Bolitho se détachait devant le feu, il comprenait : Bolitho était tout à fait seul maintenant.

« Je suis désolé », dit-il tout bas. « Je ne savais pas. »

« Mon père est mort voilà trois mois », dit Bolitho. Il eut un bref sourire, un peu amer. « Hugh s’en est allé quelques mois après la bataille des Saintes. Il a été tué accidentellement. Un cheval emballé, je crois. »

Herrick le scrutait fixement. « Comment savez-vous tout cela ? »

Bolitho ouvrit une armoire et posa une épée sur la table. Elle brilla à la lueur du feu d’un bref éclat qui fit oublier un instant ses ors ternis et son fourreau usé.

« Hugh a renvoyé ceci à mon père afin qu’il me la rende », dit-il calmement. Il se retourna vers le feu. « Il a écrit qu’il estimait qu’elle me revenait de droit. »

La porte s’ouvrit et la petite femme blonde entra, portant un plateau chargé de verres de punch chaud.

Bolitho sourit. « Merci, madame Ferguson. Nous allons dîner sans retard. »

Quand la porte se referma, Bolitho lut l’interrogation sur le visage de Herrick. « Oui, c’est la femme de Ferguson, mon comptable. Lui aussi travaille pour moi. »

Herrick hocha la tête et saisit l’un des gobelets. « Il a perdu un bras aux Saintes, il me semble ? »

Bolitho remplit son verre et l’approcha de la lueur du feu. « Sa femme n’est pas morte pendant son absence et Ferguson est à présent ici une sorte de héros. » Cela semblait l’amuser et Herrick vit l’ancien sourire jouer au coin de sa bouche. « La guerre est finie maintenant, Thomas », ajouta Bolitho. « Nous voici tous deux sans emploi. Je me demande quel sera l’avenir des gens de notre espèce ? »

« Cette paix ne saurait durer » répondit Herrick pensif.

Il leva son gobelet : « A nos vieux amis, Monsieur. » Il fit une pause, car les souvenirs se bousculaient dans sa mémoire. « A notre navire, que Dieu le bénisse ! »

Bolitho vida son verre et crispa ses mains derrière lui. Ce geste inconscient frappa Herrick comme un coup de poignard. Il revécut le sifflement des boulets, le vacarme et le tonnerre du combat, et Bolitho arpentant la dunette comme un homme plongé dans ses pensées.

« Et vous, Monsieur, que ferez-vous à présent ? » Bolitho haussa les épaules. « J’ai quelques chances de devenir propriétaire terrien, sans doute, et magistrat comme mon père. » Il leva les yeux vers les portraits. « Mais je peux attendre, attendre un autre navire. »

La porte s’ouvrit à nouveau et un homme drapé dans un tablier vert demanda : « Désirez-vous d’autre vin de la cave, capitaine ? »

Herrick bondit sur ses pieds. « Grand Dieu, Allday ! » Allday sourit timidement. « Eh oui, monsieur Herrick, c’est bien moi ! »

Bolitho les regardait l’un après l’autre. « Après la mort de Stockdale, Allday m’a dit qu’il avait changé d’avis et qu’il ne voulait plus quitter le service. » Il eut un triste sourire. « Si la chance le veut, nous retournerons donc en mer tous les deux. »

Bolitho saisit l’épée et la tint à deux mains. Par-dessus son épaule, il ajouta assez bas : « Quand cette heure viendra, j’aurai besoin d’un bon second, Thomas. » Se retournant, il fixa Herrick droit dans les yeux.

Herrick sentit une chaleur soudaine parcourir son corps, balayant les doutes et les incertitudes. Il leva son gobelet. « Il n’y a pas loin d’ici au Kent, Monsieur. Je serai prêt quand vous me le direz. »

Bolitho détourna la tête et regarda la neige qui frappait les fenêtres. Un long moment, il scruta le ciel gris parcouru de nuages pressés et imagina qu’il entendait le vent siffler dans les haubans et le gréement bien tendu, et les embruns passer par-dessus la lisse sous le vent.

Puis il se retourna vers son ami et lui dit d’un ton ferme : « Venez, Thomas, nous avons tant de choses à nous dire ! »

Allday les regarda se diriger vers la salle à manger, puis, un léger sourire aux lèvres, il s’en alla remettre soigneusement l’épée à sa place.

 

Fin du Tome 5

Cap sur la gloire
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kent,Alexander-[Bolitho-05]Cap sur la gloire(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html